vendredi 3 juin 2016

Atelier : une existence pelucheuse



Pour m'entraîner et me changer les idées, j'aime écrire des petites histoires, plus ou moins longues, de thèmes différents.


Aujourd’hui : une existence pelucheuse

    Cela fait presque trois semaines que je suis pendu là, à observer et à attendre. Attendre que l'on me choisisse moi et non Titi ou Garfield. Et encore, moi, je ne suis pas le pire. Le tigre à côté de moi, il est accroché là depuis presqu’un an ! C'est ça le problème quand vous n'êtes pas célèbre : personne ne veut de vous. Je vois les gens passer, enfant ou adulte, ils tirent sur la corde, et gagnent une petite peluche. Pour nous obtenir, il faut quand même dépenser pas mal d’argent. Je pense que c'est d’ailleurs pour ça que les gagnants choisissent ceux d'entre nous qui sont célèbres, il faut bien rentabiliser. Alors je regarde la vie de la fête foraine de ma place, en attendant mon tour. C'est toujours mieux que le carton dans lequel je me trouvais avant.
Et pourtant, j'ai décidé de prendre ma vie en main. J'ai entendu un père dire à son fils que la vie appartenait à ceux qui se lèvent tôt. Je ne suis pas d'accord. Bien au contraire, le destin sourira à ceux qui se couchent tard. Et justement, les forains sont connus pour être des gens de la nuit. En trois semaines, j'ai bien eu le temps de m'en rendre compte. Et tard dans la soirée, quand les enfants commencent à se faire rares, mon forain va toujours draguer la diseuse de bonne aventure qui est installée à côté. Je ne sais pas depuis combien de temps leur manège dure, en tout cas, moi, ça m'arrange. Ça va être ma porte de sortie.
Donc j'attends là, tranquillement pendu au milieu des autres peluches que le moment tant attendu arrive. Les familles disparaissent peu à peu, laissant place aux jeunes, plutôt intéressés par les gros manèges. Mon forain part donc voir sa demoiselle et mon évasion peut commencer.
Depuis plusieurs soirs déjà, je me balance pour fragiliser la corde qui me retient. Aujourd'hui, je sais qu'elle ne tient plus qu'à un fil. Je recommence donc à me balancer, de gauche à droite, et de droite à gauche. Et puis, POUF, je me retrouve par terre, au milieu de la poussière, heureux. Je regarde mes compatriotes : seul le tigre m'observe, envieux. Je lui fais signe de l'aile de me rejoindre mais il hoche négativement la tête. Il reste fidèle à notre forain et il continue de s'accrocher à l'espoir qu'un jour, quelqu'un le choisira, lui.
De mon côté, je secoue mes plumes de tissu pour en faire tomber la poussière et je m'enfuis par la porte, restée ouverte. Et là, je me retrouve nez-à-nez avec une géante de fer et de lumière, immense, ronde, majestueuse. De notre stand, je n'avais jamais pu la voir. Quel dommage, elle est superbe, je pourrais rester des heures à la contempler. Mais pas ici, pas si près du lieu de mon évasion. Je dois m'en éloigner, et en profiter pour me rapprocher de cette beauté qui tourne, tout en douceur et en grâce. Je marche un peu et je me trouve un petit coin tranquille, à l'abri des regards et avec une vue inégalable sur cette attraction.

Une canette vide heurtant ma tête me sort de ma contemplation. Mon but était de quitter cette vie d'artifices, je dois donc en trouver la sortie. Je longe l'arrière des manèges, en faisant bien attention aux portes ouvertes. J'arrive devant un panneau illuminé annonçant du pop corn. Ça, je connais, tout comme les barbes à papa. Par contre, je n'en connais pas l'odeur. Les idiots qui m'ont créé ont oublié de me faire des narines ! Comme si nous, les canards, n'avions pas d'odorat. Ah je vous jure ! Et je ne peux pas non plus les goûter car, sur la même lignée, ils m'ont cousu le bec ! Il faudrait que quelqu'un leur explique que les peluches sont vivantes. Ou alors ils le savent, et c'est pour ça qu'ils nous enlèvent la possibilité de nous exprimer.
Quoi qu'il en soit, je découvre la machine à pop corn.
— Oh regarde Maman, un canard en peluche !
Je me fige, ils ne doivent pas savoir que je peux me déplacer.
— Laisse-le Etienne, il est tout sale.
Oui, Etienne, écoute ta maman et laisse-moi tranquille.
Malheureusement, c'est un gamin qui n'écoute pas ses parents. Il s'approche de moi et me prend dans ses bras. Quel agréable contact, ça me dirait bien de rester là, bien au chaud.
— Regarde maman comme il est mignon. Et il est tout seul. Il n'a pas de famille, on ne peut pas l'abandonner !
Sa mère capitule et Etienne me garde bien chaudement contre lui tandis que nous quittons la fête foraine. Sur le chemin menant au parking, nous croisons mon forain. Je me recroqueville légèrement sur moi-même. Etienne semble sentir ma peur car il me presse davantage contre lui, pour me cacher. Le forain n'a pas un regard pour nous et je me retrouve à l'arrière de la voiture, sur les genoux d'Etienne qui me tient fermement serré contre lui.
Quand enfin la voiture s'arrête, il fait bien trop sombre pour que je discerne autre chose que la maison qui est maintenant également la mienne.
Etienne et sa maman montent à l'étage, moi, toujours blotti dans les bras de l'enfant.
— Par contre, tu ne le prends pas dans ton lit, il faut d'abord le nettoyer, on ne sait pas où il a pu trainer.
Ah ba merci pour la confiance !
— Et quand il sera propre, il pourra dormir avec moi ?
— Oui, mais on fera ça demain. Il est tard, tu vas te coucher !
— Mais il va croire qu'on le délaisse de nouveau !
Tout à fait, merci de prendre ma défense, Etienne !
Elle soupire.
— Ok, tu peux le mettre dans ta chambre, mais tu ne dors pas avec ! Et demain matin, on le lavera.
Tout heureux, Etienne m'entraîne dans sa chambre.
— Je n'ai pas le droit de te prendre avec moi dans le lit, m'explique-t-il, mais je vais quand même t'installer confortablement pour la nuit.
Sur ces bonnes paroles, il me pose par terre tandis qu'il va récupérer un carton qu'il vide. Il met au fond un coussin et par-dessus une couverture pliée en quatre. Il vient ensuite me récupérer et m'installe dans la boîte.
— Voilà, comme ça tu seras bien au chaud.
Il me borde comme il faut et après un dernier bisou sur mon grand bec, il va se coucher à son tour.

Le lendemain, quand la maman d'Etienne me trouve dans le carton, elle secoue la tête mais ne fait aucune remarque.
— Allez, il est temps de le mettre à la machine.
— À la machine ? s'écrie Etienne, mais tu vas le tuer ! Il va se noyer.
Euh, Etienne, je ne respire pas...
— Et pendant l'essorage, il risque de se déchirer.
Ok, là, en effet, ça risque de poser un problème.
— Il peut pas prendre un bain plutôt ?
— D'accord, si c’est dans le lavabo et que tu t’en occupes.
Les négociations prennent fin et je me retrouve dans la salle-de-bain, dans une vasque blanche dans laquelle Etienne fait couler de l'eau.
— C'est pas trop chaud ? me demande-t-il.
Bien au contraire ! C'est très agréable cette sensation de chaleur humide. Par contre j'ai l'impression de grossir à vue d'œil !
— Oh non ! Tu avales toute l'eau !
Etienne, mon bec est cou...
— Maman ! me coupe-t-il, le canard est en train de doubler de volume !
Me voilà à moitié rassuré. Je ne me faisais pas des idées quant à ma prise de poids subite !
— C'est normal, lui réponds-elle, mais ça sèchera. Ça prendra du temps par contre.
— Combien de temps ?
— Deux jours, peut-être trois.
Etienne secoue la tête.
— Ne t'inquiète pas, me rassure-t-il, on trouvera un moyen pour te sécher plus rapidement.
En attendant, il me frotte dans tous les sens avec du savon et un gant. Il vide ensuite toute l'eau du lavabo pour en remettre de la propre et me frotter de nouveau. Il doit faire ça à quatre reprises pour que j'arrête de dégorger de l'eau savonneuse.
Il m'emporte ensuite auprès de sa mère et, sur le chemin, nous laissons de grandes flaques d'eau. Du coup ça ne m'étonne pas vraiment que sa maman rouspète.
— Tu aurais dû le sécher avec une serviette d'abord.
Retour à la salle-de-bain et Etienne recommence à me frotter, cette fois-ci avec une serviette.
Mais je reste toujours trempé malgré ses efforts. Il décide de me faire sécher au sèche-cheveux. Nouvelle sensation agréable, sauf quand il le rapproche trop de moi. Finalement, il opte pour une alternance de friction à la serviette et de sèche-cheveux. C’est ainsi qu’il arrive à me sécher pratiquement en entier pour l'heure du déjeuner.
Notre vie ensemble peut ensuite commencer.

**

Quatorze ans se sont écoulés depuis ce fameux soir de fête foraine. Nous avons d'ailleurs fêté cet anniversaire tous les ans. Je suis devenu son fils, son frère, son ami, son confident. Par contre, il m'a toujours appelé « le canard ». Persuadé que j'avais un véritable nom, il refusait de me rebaptiser. Il ignore que je n'ai pas de nom, hormis celui qu'il m'a donné, et auquel j'ai fini par m'habituer.

Nous avons vécu toutes sortes d'aventures tous les deux, que ce soit dans la prairie à côté de la maison ou à l'autre bout du monde, quand il a commencé à devenir plus grand. Il m'a toujours emmené avec lui, complètement imperméable aux remarques désagréables de ses compagnons. Et surtout, il m'a toujours défendu, que ce soit auprès de sa mère, de ses copains ou encore du chien du voisin qui m'avait attaqué sournoisement quelques étés après mon arrivée. Etienne et moi jouions tranquillement aux explorateurs dans les hautes herbes de la prairie quand le chien a déboulé et m’a pris dans sa gueule. Etienne avait alors coursé le chien qui n'avait cédé que sous les ordres de son maître. Je m'en étais tiré avec seulement une coupure, que notre maman avait recousu.
Beaucoup de souvenirs sont attachés à cette prairie que j’ai connue toute ma vie. Depuis que je sais que nous allons bientôt la quitter, je passe plus de temps à l’observer de la chambre d'Etienne. Maintenant qu'il est diplômé, il peut accomplir son rêve, qui est également devenu le mien : habiter en bord de mer. Nous avions fait la route ensemble quand il était parti pour faire des visites, mais il m'avait laissé à l'hôtel. Bien sûr. Ça fait bien longtemps que nous fonctionnons ainsi.
D'ici une semaine, nous aurons déménagé. Et j'ai hâte de découvrir notre logement. Mon rêve serait d'avoir une vue imprenable sur l’horizon pour voir tous les bleus que seuls la mer et le ciel peuvent inventer en se mélangeant. Je pourrai voir la brume du matin se disperser peu à peu. Je pourrai voir l’écume des vagues. Je pourrai voir les oiseaux. Je pourrai voir tellement de choses ! J'ai vraiment hâte.
Quand enfin on y sera, je suis sûr d'une chose : je passerai la journée assis, à regarder la mer, immobile. Comme il y a bien longtemps chez le forain. Mais cette fois, sans jamais m'en lasser.

**

Cette histoire est inédite qu'à moitié car je l'avais fait concourir en 2015.

Sam Valdez

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